Tourné en 1988, le film «L’épouse d’un homme important» est l’un des films les plus audacieux du cinéma égyptien. L’un des deux personnages principaux, l’homme important, travaille comme agent des services secrets. Nous suivons l’ascension de sa carrière, son autorité croissante et sa corruption galopante. Sa femme apparaît comme la victime de cette autorité et de cette corruption; ne pouvant échapper à son mariage, elle passe son temps à écouter en secret les chansons d’Abdel Halim Hafez. Les deux protagonistes représentent les deux courants qui s’opposaient alors en Égypte: le mari représente l’autorité grandissante de l’Etat et la femme représente l’attirance que représente la chanson romantique et sentimentale dans la vie des Égyptiens. A la fin du film, nous assistons à la mort de l’agent, tué par une balle tirée avec son propre revolver, nous assistons aussi à la mort d’Abdel Halim Hafez qui fut suivie par le suicide d’un grand nombre de ses fans et par une marée de gens envahissant les rues, stupéfiés et traumatisés à l’annonce de cette mort.
Les contemporains d’Abdel Halim Hafez savent bien que le réalisateur du film, Mohamad Khan, n’a en rien exagéré les désirs des Égyptiens et leurs rêves. Ceux qui célèbrent le 30 mars le vingt-septième anniversaire de la disparition de leur idole semblent incapables de dire ce qui le distinguait des autres chanteurs ou acteurs de sa génération. Les articles publiés à cette occasion voient en lui le chanteur de «la révolution égyptienne» et rappellent ses hymnes chantés à la gloire du «Haut barrage» et de Gamal Abdelnasser. Ils voient aussi en lui le chantre des jeunes ambitieux. Les auteurs de ces articles soulignent cet aspect de l’artiste, car ce n’était pas habituel pour l’Égypte ou pour le Monde arabe qu’un chanteur de chansons sentimentales se transforme en symbole vivant. Il fallait donc remettre Abdel Halim Hafez sur les rails de la Révolution et du Nationalisme pour expliquer l’adulation des foules. Il en fut de même de tous ceux qui ont représenté des valeurs égyptiennes ou arabes: il a fallu qu’Oum Koulsoum par exemple, celle qui occupe la première place dans le cœur des Arabes, soit considérée plus qu’une chanteuse pour mériter la place dont elle jouissait. Elle aussi ne s’est pas contentée de chanter l'amour, elle a chanté l’islam, le Prophète et l’éveil arabe en Égypte, en Irak, en Palestine, et encore ailleurs dans d'autres pays arabes. Oum Koulsoum, décédée il y a une trentaine d'années, a réussi à s’identifier avec l’Histoire qu’elle chantait. Elle a chanté le présent arabe en le reliant au passé glorieux. Ses chansons d’amour même ont été attribuées au patrimoine arabe ancien, ou prétendu tel du moins. Il en fut autrement pour Abdel Halim Hafez qui était à l’opposé de tout ce qui constituait un symbole égyptien ou arabe. À côté des héros mâles du cinéma égyptien identiques dans leur représentation de la force et de la virilité, Abdel Halim faisait figure de maigrichon, de faible et de maladif. Et depuis le milieu du vingtième siècle jusqu’à sa mort, il a réussi à transformer la maladie physique en un adjuvant indispensable de l’amour. Dans ses films, où il avait pour partenaire l’une ou l’autre des grandes actrices égyptiennes, on ne le voit jamais se battre ni porter d’uniforme militaire, comme on l’a vu faire par les autres acteurs. Il n’est jamais entré en conflit avec d’autres hommes et n’a jamais fait montre d’aucune force physique. Il est toujours l’homme bourré de talents, mais chétif et dénigré des politiciens. Le tandem, formé par le poète Ahmad Fouad Najm et l’interprète Cheikh Imam, dont les chansons révolutionnaires avaient eu beaucoup de succès après la défaite de 67, est allé même jusqu’à insinuer dans l’une de ses chansons que le chanteur ressemblait plus à une femme délicate qu’à un homme.
Il y avait aussi sa voix et sa façon de chanter. Alors qu’il était au faîte de la gloire dans les années soixante, on estimait qu’il existait deux sortes de chants: d’un côté le chant ordinaire dont les racines remontaient à la tradition ancienne et de l’autre, le chant sentimental que représentait Abdel Halim Hafez (l’adjectif «sentimental» lui étant précisément indissociable). Depuis sa toute première chanson de 1951, il est devenu LE chanteur moderne, LE nouveau chanteur, LE premier d’Égypte et du Monde arabe. Le prestigieux hebdomadaire «Sabah el-Kheir» qui consacre sa couverture au 27e anniversaire du décès de la star n’hésite pas à affirmer que le célèbre interprète Mohamad Abdelwahab avait abandonné la chanson pour se consacrer presque exclusivement à la composition, peu de temps après avoir entendu Abdel Halim chanter. Selon le magazine, de nombreux chanteurs se sont retirés de la scène pour lui céder la place, jugeant téméraire toute entreprise d’entrer en compétition avec lui. On raconte que pareil phénomène était arrivé auparavant à Oum Koulsoum, qui aurait ainsi «détrôné plusieurs chanteuses». Aujourd’hui, 27 ans après sa mort, Abdel Halim Hafez est toujours considéré comme le numéro un de la chanson arabe; les statistiques des cinq dernières années affirment qu’il avance même à l’intérieur de son propre classement. En effet, le chiffre réalisé par les ventes de ses cassettes dépasse d’un tiers celui des cassettes de l’immortelle Oum Koulsoum qui incarne pourtant l’histoire entière de la chanson arabe et «la pure perfection» aux dires de Riad al-Sumbati, l’un des plus grands compositeurs arabes.
En effet, il ne s’agit pas uniquement de sa façon de chanter, mais du modèle qu’il offre, faisant prévaloir la faiblesse sur la force, l’échec sur la victoire, préférant dissimuler la virilité plutôt que de l’exhiber. Abdel Halim Hafez gagne constamment de nouveaux admirateurs parmi les jeunes générations, et celui qui avait été considéré à l’époque comme un nouveau phénomène est aujourd’hui plus enraciné que les identités culturelles les plus authentiques et les plus traditionnelles. Hassan Daoud
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